La Morosophie
Ci-dessous, en bas, des pages sur la Morosophie >
L’Encyclopédie de la Stupidité
Parlez sur la stupidité dans une langue que je ne maitrise pas: une stupidité au carré:
***
L’Encyclopédie de la Stupidité dans La grande librairie, 2017.
***
Un tableau original de la stupidité à travers les âges Le Monde, 14 september 2007
La magistrale Encyclopédie de la Stupidité maintenant disponible en français. […] D¹abord ‘manière festive pour l¹encyclopédie de présenter son propre fiasco’, elle s¹avère aussi un extraordinaire voyage dans l¹histoire de l¹homme et de sa pensée. […] Van Boxsel est à son top dans le champ politique La Presse, Canada, 21 oktober 2007
Livre de coeur France 2 (television), octobre 2007
‘On ne saurait trop recommander l’ouvrage à l’attention des membres du Collège [de ’Pataphysique]; il ne traite pas seulement d’un sujet pataphysique, mais en traite pataphysiquement.’ Le Correspondancier du Collège de ’Pataphysique, no. 3, 21 pédale 135 EP
***********
NAISSANCE DU MONSTRE DES MERS
Capita selecta tirés de la Topographie de la Stupidité
Matthijs van Boxsel
La guerre contre la mer du Nord
“La proximité de la mer rend ingénieux et observateur.”
Hugo de Groot, Parallelon rerumpublicarum (liber tertius: de moribus ingenioque populorum Atheniensium, Romanorum, Batavorum)
C’est en 41 après Jésus Christ que l’empereur romain Caligula, dans la tradition du roi des Perses, Xerxès, qui fit fouetter de 300 coups de fouets les eaux de l’Hellespont au cinquième siècle avant Jésus Christ, déclara la guerre à la mer du Nord. Pour commencer, il fit une expédition en Germanie pour compléter les effectifs de sa garde rapprochée batave. Ensuite, le prince romain rassembla des soldats venus des quatre coins de l’empire et il partit en guerre. Comme il ne restait que peu d’ennemis, il organisa en chemin des combats fictifs entre ses troupes. Ce semblant de guerre se termina par l’ordre donné aux troupes de se ranger en ordre de bataille sur la côte de la mer du Nord. L’artillerie et les engins de siège furent mis en position, après quoi les soldats reçurent l’ordre de lancer l’attaque contre la mer. Ensuite, ils durent remplir leurs casques de coquillages, “le butin de l’océan, dû au Capitole et au Palatin” (Suétone). Afin de commémorer sa victoire sur la mer, l’empereur fit construire une haute tour qui devait donner des signaux de feux la nuit pour montrer la voie aux navires. Il rentra ensuite à Rome en triomphe.
La guerre de Caligula illustre parfaitement la stupidité qui fonde la civilisation néerlandaise.
La superprothèse
Les Pays-Bas se situent dans un delta formé par trois grands fleuves, le Rhin, l’Escaut et la Meuse, et est entouré par la mer du Nord, la Zuiderzee et la Waddenzee. On constate que le niveau de la mer monte sous l’influence de facteurs climatiques tandis que le niveau du sol s’abaisse sous l’action de facteurs géologiques. Voilà planté le décor du mythe qui veut que la civilisation néerlandaise soit le résultat d’une lutte centenaire contre l’eau.
Le paysage actuel est le résultat de 1000 ans d’intervention humaine. Les flots ont été contenus, des digues érigées, des canaux creusés. Les polders, des zones qui ont été artificiellement asséchées, recouvrent soixante pour cent du territoire. L’invention de la mécanique des écluses, des fossés et des pompes permet à des millions d’êtres humains de vivre sous le niveau de la mer. Les Pays-Bas sont une superprothèse qui évite que les territoires soi-disant sûrs situés au-dessus du niveau de la mer, ne disparaissent aussi sous les flots.
En 1995, le point le plus bas des Pays-Bas et d’Europe, la canardière dans de Derde Tochtweg dans la ville de Nieuwerkerk aan den IJssel de la province de Hollande méridionale, s’est retrouvé à 6,74 mètres sous le niveau normal d’Amsterdam, qui mesure le niveau moyen de la marée de la mer du Nord. Aussitôt que des touristes américains prennent connaissance de ce fait, en excursion dans un bus sur une digue étroite de l’IJsselmeer, les guides ont le plus grand mal à maintenir l’ordre.
Ce que l’on oublie de dire en général, c’est que nous avons appelé la menace sur nos têtes. La lutte contre l’eau est un combat permanent contre des processus naturels que les Néerlandais ont eux-mêmes déclenchés.
La terre non morte
L’argument de Napoléon pour justifier l’annexion des Pays-Bas, le 9 juillet 1810, était que les Pays-Bas ne sont qu’une rinçure des fleuves français. Le fait est qu’aux alentours de l’an zéro, le territoire des Pays-Bas était un delta marécageux, qui remplit de terre argileuse, de graviers et de sable.
Derrière les murs de stables que la mer et le vent ont érigés, on trouve des lagunes marécageuses, des hauts fonds et des prés salés. Cette nature, qui n’est ni terre, ni eau, ni sucre, ni sel, ni morte, ni vivante, forme le biotope idéal pour une végétation monstrueuse, végétaux proliférant dans un milieu salé et tourbe. Roseaux, mousse et souches ne pourrissent pas normalement dans des eaux stagnantes, mais forment une matière visqueuse, qui se développe constamment jusqu’à atteindre des proportions énormes. Les restes de végétaux à demi-décomposés ont formé au cours des siècles de gigantesques dômes de tourbes pouvant atteindre un diamètre de dix à 25 kilomètres, sortes de coussins spongieux qui se dressent à une hauteur de plusieurs mètres au-dessus du niveau de la mer. Aux environs de l’an zéro, le territoire s’étendant de la Hollande et la Zeeland jusqu’à Groningues, Drenthe, l’Overijssel, le Brabant septentrional et le Limburg, était recouvert d’une couche de tourbe parcourue par des ruisseaux sinueux. C’est ainsi que c’est formé le paysage idéal pour la bêtise qui caractérise la culture néerlandaise jusqu’à aujourd’hui.
Le Grand Défrichement
Des paysans se sont installés dans les marais pour défricher les tourbières en vue d’une exploitation agricole. Entre 800 et 1250, le nombre d’habitants de ce qui s’appelle aujourd’hui les Pays-Bas, est passé de 100 000 à 800 000. L’augmentation de la population a rendu une exploitation systématique de ce sol inculte nécessaire. Le défrichement impliquait l’assèchement, vu que la tourbe est constituée à 80% d’eau. Comme les paquets épais de tourbe se situaient au-dessus du niveau de la mer, l’eau s’est évacuée d’elle-même en direction de rivières coulant en contrebas via des fossés creusés parallèlement. Mais l’assèchement systématique a eu comme effet un abaissement dramatique du niveau du sol, à la suite du tassement et du phénomène d’oxydation : les coussins de tourbe se sont affaissés sous leur propre poids et ont continué à pourrir. Entre temps le niveau des rivières a grimpé sous l’effet du dépôt d’alluvion et en moins de cinq siècles, le paysage de la côte s’est transformé en un royaume d’îles menacé, grâce aux efforts des cloîtres et de particuliers.
Le revirement
Le point critique a été atteint aux environs de l’an 1000, avec l’inversion du relief. Le territoire de tourbe se trouvait désormais plus bas que les rivières qui permettaient le drainage des eaux. Soudain, il fallait protéger les terres agricoles en construisant des digues et des écluses contre les inondations venues de la mer ou des rivières. C’est ainsi qu’est né ce paysage qui fut en grande partie conçu par la main de l’homme.
La stupidité des habitants les a forcés à inventer de nouvelles stratégies pour garder la tête hors de l’eau. Chaque nouvelle solution entraînait un nouveau problème, l’assèchement menant à l’affaissement des terres, qui entraînait la construction de digues plus hautes qui entraînait de plus grandes inondations, etc. C’est le cercle vicieux de la stupidité. Le développement de la puissance hollandaise s’est fait proportionnellement à l’enfoncement du sol
Les Bas Pays, royaume du dessous
“Et la fumée du ruisseau devint un voile noir/ Si bien que l’eau et les berges nous protégeaient du feu/ Comme les Flamands entre Wissand et Bruges, craignant les flots qui allaient vers eux/ érigèrent des protections qui tient la mer éloignée”. (Dante, La Divine Comédie)
La digue néerlandaise, qui était déjà au treizième siècle un concept européen, a reçu une signification morale dans le XVe chant de l’Enfer, quand Dante se promène dans les cercles concentriques des sacrilèges sur une digue le long du bouillonnant Phlégéton. Le polder contre-nature est bien le seul logement approprié des sodomites, alcooliques, drogués et autres personnes ayant enfreint l'”arte” de dieu, la nature.
Le modèle du polder
L’inversion du relief a entraîné une révolution sur le plan technologique, politique et économique.
- La stupidité a obligé les habitants à mettre en oeuvre toute leur inventivité technologique; pour garder les pieds au sec, ils ont dû développer des systèmes de digues ingénieux
- La stupidité a poussé les habitants à collaborer au niveau local et supra local; pour entretenir tous ces équipement hydrauliques, s’est développée une forme rudimentaire de démocratie basée sur la concertation et le consensus, que l’on appelle couramment le modèle du polder
- La stupidité a entraîné une modification de l’état des sols qui force les habitants à passer de l’agriculture à l’élevage, qui est nécessite de main-d’œuvre. C’est ainsi qu’a commencé l’émigration vers les villes, le développement de l’industrie artisanale, la navigation et l’exportation.
Combustion de la mère patrie
L’affaissement de la surface du sol a été accéléré par l’exploitation des tourbes, comme Pline le signalait déjà dans l’antiquité.
“Ils arrachent de leurs mains des mottes de terre, les font sécher d’ailleurs plus grâce à l’action du vent que du soleil, ils les font brûler pour cuire leur nourriture ou pour réchauffer leurs membres transis par le vent du nord”
Depuis le treizième siècle, l’opération de destruction a été menée sur une grande échelle. La tourbe était utilisée comme moyen de combustion entre autres pour les brasseries de bière, les briqueterie et la saunaison. Si le Siècle d’Or a existé, c’est en partie parce que la Hollande pouvait satisfaire ses besoins en énergie. C’est ainsi que les Néerlandais ont épuisé la terre qu’ils avaient arrachée à la mer.
Depuis le début du seizième siècle, on travaille de plus en plus sur la transformation de la tourbe : la bourbe est extraite de l’eau avec des étriers puis mise à sécher sur des planches.
“Nous Hollandais cherchons le feu dans l’eau, nous brûlons notre chère terre, et nous réchauffons aux bûchers de la patrie” (Hugo de Groot Parallelon)
Les rives des étangs de tourbes se sont creusées sous l’effet du déferlement des vagues et les eaux qui étaient séparées se sont rejointes pour former de grands lacs intérieurs qui menacent les zones alentours. Donc, les Néerlandais n’ont pas seulement créé leur terre, mais aussi leur propres lacs. Plusieurs villages ont été victime du monstre marin et c’est ainsi qu’est né le cliché d’une terre noyée sous les eaux où seules les flèches de clochers dépassent de la surface.
Des initiatives particulières ont permis d’assécher des zones : autour d’une zone d’eau, on a creusé un canal de ceinture et érigé une digue. L’eau du lac est pompée par des moulins qui la rejettent dans le canal. L
a terre regagnée doit être équipée de canaux d’évacuation, organisés de façon géométrique et mis en valeur par des fermes. L’assèchement a été accéléré avec l’invention du moulin à pompe.
Sous la direction de l’ingénieur Adriaenszoon (1575-vers 1650), surnommé Leeghwater ou Jan Wind, les Néerlandais ont systématisé la ruine de leur pays. La stupidité leur a inspiré des éclairs toujours plus grands d’ingéniosité. Dans le système de drainage par paliers, on a installé une série de moulins qui remontait l’eau faisait remonter l’eau jusqu’à ce qu’elle puisse être déversée dans le collecteur situé plusieurs mètres au-dessus du niveau du sol. Inutile de dire que l’assèchement a aggravé le tassement du sol, augmentant le risque d’inondation, et il a fallu construire des digues plus hautes. L’écrivain Multatuli a prophétisé que les rivières recouvriront un jour la terre.
Les descendants de Noé
En résumé, la stupidité est le moteur de notre culture. Comme cette vérité est trop puissante pour les Néerlandais, ils ont inventé le mythe du pays forgé dans la lutte contre la mer. Les malheurs ont mis au monde une nation purifiée par la souffrance. Cette conception est sanctionnée par la morale chrétienne, qui voit la bataille contre l’eau comme une épreuve divine. L’éthique calviniste considère que la victoire sur la fatalité est même le signe que notre peuple est élu.
La séparation de la terre et de l’eau doit être une épreuve venue d’en haut, car sinon, nous aurions commis un péché d’orgueil. “La création de la terre est l’oeuvre de Dieu seul”, écrivait au XVIe siècle le spécialiste de l’hydraulique Andries Vierlingh. Dignes descendants de Noé, les Néerlandais devaient poursuivre son oeuvre. En 1421, l’inondation de la sainte Elisabeth a été considérée comme le flot des péchés engloutissant le monde, mais les Néerlandais allaient purifier la terre de tous les péchés et regagner la terre sur les flots. Pendant la guerre de Quatre-vingt ans, la mer, le vent et les fleuves luttaient aux côtés des justes : les brèches qui ont été ouvertes dans les digues pour repousser les Espagnols ont été comparées à la noyade des armées de Pharaon dans la mer rouge.
Vomissure de la mer
Le mythe de “la terre qui a été arrachée aux flots” sert aussi des visées politiques. Sur la base d’un assèchement réalisé par les habitants du pays, ces derniers pensaient avoir le droit d’affirmer leur souveraineté. Une absurdité aux yeux de critiques étrangers, pour qui la souveraineté ne repose que sur la propriété et le vol.
Cette terre liquide ou terre d’eau est aussi inepte que l’édifice politique qui s’est construit sur ces sables mouvants. Pendant les guerres maritimes anglaises (1652-7) le caractère amphibie des Sept provinces unies a été tourné en dérision par des propagandistes anglais. “La Hollande, mérite à peine le nom de terre,/ ou alors juste comme sable venant d’Angleterre…/Cette vomissure indigeste de la mer,/ est justement le lot des Hollandais.” (Andrew Marvell, The Character of Holland)
Les Néerlandais n’ont ni de terre ni de sang, ils n’ont que de l’eau, celle qui coule dans leurs veines et qui les encercle. Ce pays est peuplé de flegmatiques au sang froid. Les Pays-Bas sont un pays de grenouilles. Mieux, les Pays-Bas sont un “usurpateur qui a volé aux poissons leur habitat”. C’est ainsi que l’argument qui devait justifier la souveraineté nationale des Hollandais a été retourné contre eux.
Morosophie
‘Dieu créa le monde, mais les Hollandais créèrent la Hollande’
René Descartes (apocryphe)
Les Néerlandais ont créé les Pays-Bas. On pourrait même dire qu’il y avait des Néerlandais avant même qu’il n’y ait de Pays-Bas : non pas dans le sens d’une terre exhumée et façonnée selon un plan préétabli, conçu par un peuple fait sur mesure. Les malheurs que les paysans et les pêcheurs hollandais ont attirés sur eux les ont contraints à la civilisation. La collection hétéroclite d’individus est devenue une nation dans son effort contre le monstre marin. Ce monstre, qui les menace de l’extérieur, a donné corps à la bêtise collective autour de laquelle s’articule la nation néerlandaise.
Digues, barrages, écluses, moulins, pompes, polders, fossés et canaux qui sont couramment symboles de courage, de zèle et d’ingéniosité dans les recueils d’emblèmes moraux et didactiques de la Renaissance, sont autant de symboles de la bêtise autodestructrice qui a forcé les Néerlandais à développer ces qualités. Son représentant le plus célèbre, le grand pensionnaire Jacob Cats (1577-1660), est devenu riche en spéculant sur les terres inondées de Flandre Zélandaise. Ces terres avaient été inondées pendant la guerre contre l’Espagne, et Cats les a fait endiguer, et assécher pour pouvoir les revendre ensuite avec une plus-value. Ce n’est pas pour rien que le béotisme légendaire des Hollandais, est présenté comme une vertu. La bêtise se transforme en sincérité, la gaucherie devient de la candeur, la rusticité de la ténacité et la lenteur d’esprit de la simplicité.
Ars oblivionalis
Au XVIIIe siècle, des patriotes considéraient que tout le paysage hollandais était en fait un immense lieu de commémoration, la preuve tangible de l’inventivité et du dynamisme de ses habitants. “Notre Nation s’est créée elle-même au sens plein du terme […] Chaque brin d’herbe qui naît sur son sol, chaque vache laitière qui resplendit dans ses prés, sont autant de symbole de sa grandeur.” (Rhijnvis Feith)
Les loci memoriae, les lieux du paysage que l’on présente aux touristes, mais aussi aux habitants comme des monuments commémoratifs de la lutte héroïque contre les eaux, font partie d’un ingénieux art de l’oubli, un ars oblivionalis.
Aux côtés de la pyramide de Kheops et du palais d’été de Pékin, nous pouvons ajouter à la liste du patrimoine de l’humanité de l’Unesco, la pompe à vapeur, le Lemmer, Schokland, le complexe de moulins de Kinderdijk, le Beemster avec ses morcellement géométrique et la waterlinie, des monuments que notre géniale stupidité a immortalisés.
* Matthijs van Boxsel est rédacteur en Chef de L’Encyclopédie de la Stupidité qui est traduite en dixsept langues. La Topographie de la Stupidité doit paraître bientôt. Y apparaîtront toutes les villes et provinces dont la stupidité est légendaire. Il donne des cours de stupidité aux Pays-Bas et à l’étranger.
*******
LA MOROSOPHIE
Poussé par la jouissance perverse qui se cache dans toute érudition inutile, je collectionne depuis des années des études tellement hors du commun qu’elles se soustraient à toute tradition. Toutes ces théories méconnues forment ensemble un nouveau domaine de l’épistémologie : la morosophie.
« Morosophie » signifie littéralement : folle sagesse ou folie sage.
Les morosophes sont des savants dont la théorie est d’une absurdité confondante. Contrairement aux discours banals des créationnistes, ufologues et gourous du New Age, les études morosophiques sont si créatives et surprenantes qu’elles se chargent d’une dimension littéraire. Ce n’est pas pour rien qu’en France, les morosophes sont appelés les « fous littéraires ».
Les morosophes apportent aux grandes questions des réponses aberrantes.
Parle-t-on Hollandais au paradis ?
Les atomes sont-ils des vaisseaux spatiaux ?
Le monde entre-t-il enfin dans sa phase Lilas ?
Combien de chiens-de-berger se cachent dans un chien-de-berger ? La théorie de Sandberg :
Nous voyons un chien-de-berger. Quand nous fermons les yeux, il nous reste uniquement l’image d’un chien-de-berger. Quelque-chose s’est clairement perdu. Mais quoi ? Il s’est perdu de la matière éthérée, tellement impalpable qu’il est impossible de la mesurer.
De l’image du chien-de-berger, nous passons au mot « chien-de-berger ». À nouveau quelque-chose s’est perdu. Quoi ? De la matière éthérée.
Nous ouvrons à nouveau les yeux et revoyons le chien-de-berger en chair et en os. Maintenant il faut inverser l’expérimentation. À force d’exercices, nous devrions parvenir à entrevoir dans ce chien-de-berger… quatre autres chiens-de-berger qui seront plus concrets que celui que nous voyons ; soit : quatre chiens-de-berger avec un degré d’éthérité supérieur.
L’avènement de la pensée abstraite coïncide-t-il avec l’extériorisation évolutionniste du clitoris ?
Avant l’apparition de l’homo sapiens, le clitoris était – selon madame Patrice J.-J. van de Vorst, docteur en droit et ingénieur – dissimulé dans le vagin. À cette époque heureuse, pénétration rimait toujours avec excitation. « Selon mon hypothèse, explique Van de Vorst, jusqu’à l’instant où l’homo sapiens a paru, l’accouplement était aussi sexuellement satisfaisant qu’un acte de procréation » ; c’était l’Age d’Or.
Mais dès l’instant où le clitoris se fut déplacé à l’extérieur, le besoin d’accouplement se divisa : d’une part l’instinct de procréation, et d’autre part le besoin sexuel. Lorsque la femelle de singe découvrit soudainement qu’elle était capable de se donner elle-même du plaisir, elle découvrit par la même occasion qu’elle avait le choix. Et voilà la naissance de la pensée abstraite. Van de Vorst appelle symboliquement cette première homme Ève.
La masturbation publique conduit, je cite le jargon de Van de Vorst, à « un déplacement, à la possibilité d’imiter pour soi-même sur soi-même [et] à la possibilité d’imiter sur un autre pour un autre ».[ha ;il s’agit d’une changement ; au lieu de se masturber (pour soi sur soi-meme) , il est possible de donner du plaisir manuel a un autre (sur un autre pour un autre); mais Van de Vorst employe des termes heidegerriens, et le mot imitation est peut-être trop fort : il s’agit plutot d’une copie ou reproduction du geste (on singe la masturbation !!!). Alors qqc comme : conduit à ‘un deplacement de la singerie du geste pour soi-même sur soi-même à la possibilité d’une singerie sur un autre pour un autre.’ C’est-à-dire : Adam (le premier singe à s’être rendu compte de ce qui se passe) peut donner du plaisir par la main à Ève sans ne rien recevoir en retour. C’est ainsi qu’est né l’altruisme, qui est la pierre angulaire de l’éthique. Aujourd’hui, Mme van de Vorst est en train d’écrire un ouvrage sur l’histoire de l’esthétique, fondée sur sa thèse de l’extériorisation du clitoris.
Delft est Delphi
En 1992, j’ai commencé à m’intéresser aux morosophes néerlandais. À l’origine de cet engouement, la parution de Où Troie se trouvait autrefois, un livre dans lequel son auteur Iman Wilkens démontre, à la lumière d’études sur le climat, la faune, la flore, la culture et la topographie, qu’une partie des faits relatés dans l’Iliade et l’Odyssée d’Homère se sont déroulés aux Pays-Bas et en Belgique. Delft était Delphes, Drente la Thrace, Overflakkee la Phylacie et la Zierikzee le royaume de la magicienne Circé. Selon Wilkens, l’entrée du royaume des morts se situe en Zélande. (Tous les touristes qui sont passés par là vous le confirmeront !)
Critères
Les morosophes explorent des terres que la science n’a jamais défrichées. Leurs ouvrages nous font entrevoir un univers parallèle à celui qui est officiellement accepté comme tel. La morosophie nous fait douter de l’image que nous avons du monde et qui nous a été inculquée comme étant la seule et unique image exacte.
Le premier critère de la morosophie est l’originalité : ni maîtres, ni disciples. (Le critère de Charles Nodier et Raymond Queneau.) Moins il y a d’adeptes, plus il est de chance qu’ils viennent grossir ma collection.
Deuxièmement, le morosophe doit avoir publié sa théorie sous la forme d’un bouquin.
Troisièmement, le morosophe doit être persuadé d’avoir raison.
Quatrièmement, l’étude doit être rédigée en néerlandais.
Cinquièmement, elle doit dater du XXe siècle.
Sur la base de ces critères, j’ai déjà réuni plus de 150 théories des Hollandais et des Flamands qui défient toute imagination.
A.E. Ing.Panamarenko
L’artiste et théoricien belge Panamarenko construit d’énormes machines volantes qui répondent aux noms magiques de General Spinaxis, U-Kontrol III ou Meganeudon. Dans ce sens, il s’inscrit dans le sillon de Léonard de Vinci qui était, lui aussi, obsédé par l’idée de voler. Les projets de Léonard de Vinci n’ont été d’aucun apport scientifique, mais n’ont en revanche rien perdu de leur poésie.
La grande différence entre de Vinci et Panamarenko est que le premier a tenté d’inventer quelque chose qui n’existait pas encore, tandis que le second tente désespérément de s’élever dans les airs à une époque où l’homme a déjà marché sur la lune. Panamarenko saute tout un chapitre de l’histoire et rejoint de Vinci, comme si le temps s’était arrêté.
Selon certains exégètes, le primitivisme de Panamarenko trahirait une sorte d’insurrection poétique contre la technologie moderne stérile, hermétique aux profanes. Pour d’autres, il est poussé par la nostalgie d’une époque mythique où la science relevait encore de l’aventure individuelle. Ces hypothèses tombent cependant à la vue des milliers d’équations mathématiques que Panamarenko a couchées sur le papier.
Dans la plupart des cas, le morophose est quelqu’un dont le monde s’est effondré à la suite d’un événement traumatisant et qui, avec les débris, tente de se reconstruire un nouvel univers sur lequel il a cette fois de l’emprise. Il ne construit pas sa théorie en vue d’une vérité supérieure. Sa théorie est tout simplement un moyen de survie. Les morosophes ne sont pas des malades. Ce sont des gens parfaitement sains d’esprit grâce à leur idiosyncrasie. Ils ne vivent pas dans un monde onirique, mais ils mènent une vie normale grâce à un fantasme.
Portrait d’un morosophe
Nous allons maintenant brosser le portrait d’un morosophe. Un portrait caricatural, car il est clair que tous les morosophes ne présentent pas systématiquement l’ensemble des caractéristiques que nous avons identifiées.
Inversement, chacun de nous s’y reconnaîtra partiellement. Les fantasmes des morosophes sont, à de nombreux égards, caractéristiques pour l’homme.
Première phase : la consternation
La morosophie naît d’une consternation face à l’idiotie de l’existence. La crise est provoquée par le brusque constat que les éléments qui cimentent notre existence, sont totalement dénués de sens. Les morosophes se rendent soudain compte que l’axe autour de quoi leur vie tourne – Dieu, le roi, la patrie, le parti, le standing, les affaires et la famille – est un artifice creux. Que le système de règles, de lois, de chiffres et de lettres, n’est qu’un filet fictif. Que derrière toute cette activité parfaitement orchestrée se cache un monde régi par toute une série d’automatismes aveugles.
Ils découvrent l’idiotie, l’existence dans toute sa monstruosité, impondérabilité et instabilité. Plus rien ne leur paraît évident. Les morosophes perdent toute emprise sur eux-mêmes et leur environnement. Ils lisent leur journal, se rendent à leur boulot, font l’amour, partent en vacances, mais ils ont l’esprit ailleurs. Certains ont même le sentiment d’être des morts vivants.
Ils remettent en question des choses qui nous paraissent être l’évidence même. Qu’est-ce qui légitime la loi ? Qu’est-ce que la mort ? Qu’est-ce que l’âge ? Pourquoi la vie est-elle ce qu’elle est et non pas différente ? Ils sont des prisonniers de leurs pensées. Ils s’entendent parler. Quand ils réfléchissent à haute voix, ils perdent le fil de leur discours.
Chaque objet, même le plus banal, se charge soudain d’une signification mystérieuse. Le moindre geste, cri ou bout de papier renferme une menace. Une poubelle est vécue comme une provocation et la Nature comme une offense personnelle. Quand on lui demande s’il y a des poissons dans le canal devant sa maison, le morosophe est convaincu que son interlocuteur insinue qu’il est un maquereau. Quand il lit son journal, les lettres forment d’étranges rébus. Autrement dit, sa vie devient un cauchemar.
Les morosophes ont le sentiment d’être à la fois isolés du monde et au centre de l’attention collective, sans vraiment comprendre pourquoi. Ils ont l’impression qu’on attend d’eux quelque chose, mais ne savent pas quoi. Ils sont rongés par la honte et la culpabilité.
Les morosophes sont en proie à des fantasmes. Ils entendent des voix, perdent le contrôle de leur corps, débitent des insanités ou se réfugient derrière une avalanche de jurons et de gros mots. Cet état va de pair avec d’énormes angoisses. La confrontation avec l’idiotie risque de les faire sombrer dans la folie, une folie provoquée par la folie de l’existence.
Deuxième phase : le chant du mystère
Une fois qu’ils ont trouvé une question claire, les morosophes peuvent commencer à chercher des réponses. Ils s’intéressent généralement aux grands problèmes non résolus auxquels la science est incapable d’apporter une réponse concluante : D’où venons-nous ? Quel est le sens de l’existence ? Autant de questions existentielles qui trouvent un terrain fertile dans les chansons, la religion et la métaphysique, mais ne trouvent aucune réponse empirique. Les questions sur l’essence du temps, l’origine du langage et les origines de la civilisation font également partie de leur répertoire favori.
Leur obsession touche également à des problèmes classiques tel que l’invention du perpetuum mobile et la recherche de la quadrature du cercle.
Leur identité étant en jeu, nombre d’entre eux s’intéressent aussi à leur généalogie. (Dans cette catégorie, on retrouve surtout des Frisons et des Flamands).
Les morosophes sont attirés par tout ce qui est mystérieux. Ils opèrent donc de préférence sur des terrains dont on ne sait pas grand-chose et qui leur permettent de laisser libre cours à leur imagination. Ils s’acharnent à mettre de l’ordre dans des choses qui se distinguent justement par leur irréductibilité, telles la surface de Dieu, l’effet des queues des poissons sur les marées ou encore la théologie des chemins de fer, la transformation de la vapeur et du feu. Ils ont une étrange prédilection pour les questions qui mettent en évidence l’échec de la raison. Chaque science a son rayon qui attire les morosophes. Dans la linguistique, ils sont surtout intéressés par l’étymologie, dans la littérature par Homère et par Shakespeare, dans l’historiographie par les théories des cycles, dans le domaine de la biologie par la génération spontanée et la théorie de l’évolution, dans la médecine par la homéopathie et autres charlataneries, dans la théologie par la numérologie et dans la psychologie par la parapsychologie.
Troisième phase : l’accumulation de preuves
Au troisième stade, les morosophes se mettent fébrilement à la recherche d’une réponse à leurs questions. Chaque objet pouvant en principe contenir la clé de l’énigme universelle, la pièce où ils travaillent n’est jamais assez grande pour contenir l’ensemble des documents, pierres, cartes et livres qu’ils collectionnent à titre de preuves. Ils sont en proie à une sorte de délire taxinomique qui les pousse à tout consigner et à ordonnancer dans un système. Ils accumulent les informations, dressent des listes et des milliers de fiches qu’ils traitent d’une façon tout sauf orthodoxe.
Même lorsqu’il existe une réponse satisfaisante, les morosophes n’auront pas la paix tant qu’ils n’auront pas élaboré leur propre méthode pour s’en assurer eux-mêmes. Ils remettent systématiquement en question tout ce qui ne vient pas d’eux. Cette résistance a des explications orthodoxes est une source d’inspiration, mais elle les oblige également à recommencer tout à zéro. Le morosophe est l’ Éternel Adam, un enfant de limon.
Faisant fi des frontières, les morosophes s’aventurent sur tous les terrains de la connaissance : de l’astronomie à l’archéologie, en passant par la psychologie, les mathématiques, la physique, etc. Leur intérêt est encyclopédique.
Sourds aux explications empiriques et arguments logiques, ils échafaudent des thèses, les unes plus sauvages que les autres, qui à la fois s’étayent et se contredisent. Surtout les mathématiques, matrice de la pensée rationnelle, deviennent une source de spéculations mystiques. Le morosophe construit un univers parallèle où tout est possible, alors qu’en mathématiques, c’est interdit.
La première euphorie passée, les efforts intellectuels renforcent leurs sentiments d’échec. L’impression que leurs idées sont fait de caoutchouc, les pousse à se raccrocher aux principes durs. Les dictionnaires ou les textes sacrés deviennent l’ultime point d’orientation. Einstein, Max Planck, Bohr, Lorentz, mais aussi des charlatans comme Teilhard de Chardin sont hissés au rang de prophètes. Hegel est très populaire chez les paraphilosophes.
Ils s’adressent également aux autorités dans l’espoir qu’elles puissent répondre à leurs questions pressantes. C’est ainsi qu’ils multiplient les missives au gouvernement, au pape ou au roi. Qu’ils vont frapper aux portes des universités. En vain. Ce rejet systématique alimente leur délire avec des ressentiments.
Pour mettre un terme à leurs pérégrinations erratiques dans le monde réel, les morosophes inventent une monde imaginaire. Dans une ultime tentative de se reconstruire, ils changent radicalement d’avis, ils optent pour un pseudonyme et ils se forgent un passé fictif. Nombre de morosophes portent un anneau sigillaire. Ainsi peuvent-ils échapper à leur environnement étouffant, et réorganiser leur vie.
Quatrième phase : eurêka !
Ex nihilo les morosophes bâtissent une théorie universelle – avec un point de départ qui brille par sa simplicité et son absurdité. Dans certains cas, il est question d’une épiphanie, une révélation irrationnelle de la cohérence mystique du monde, doublée de la conviction d’être un élu. Les morosophes se lancent alors corps et âme dans l’élaboration de leur idée intuitive qui tourne à l’obsession. Une obsession à laquelle ils sacrifient leur argent et leur vie familiale. Leurs vacances s’inscrivent entièrement dans le cadre de leur quête. Chaque pierre, colline ou sillon est une preuve à l’appui de leur thèse. Par un raisonnement symbolique, ils rapportent tout à leur discours qui prend des allures de plus en plus ésotérique. Tout est lié et rien n’est ce qui semble être… Tels sont les deux principes fondamentaux de la morosophie.
Typique de la morosophie est l’élaboration somptueuse d’idées chargées de connotations religieuses et érotiques. Les morosophes même les plus fêlés ont une prédilection pour les jeux de mots qui se veulent être ludiques et les allusions biographiques. Leurs constructions brinquebalantes cousues de fil blanc témoignent de leur bataille solitaire avec la matière.
Leur théorie s’applique à tous les problèmes. Elle leur permet à la fois d’élucider un problème mathématique (qui dans de nombreux cas est résolu depuis longtemps), de construire un champ d’antigravité, d’expliquer les mystères de la Grande Pyramide, de démontrer leur appartenance à la noblesse, etc. En conjuguant la sagesse des anciens à des opinions modernes, ils forgent une science fantaisiste dans le cadre de laquelle tout est possible, y compris calculer le périmètre de l’enfer, expliquer l’inexplicable ou concilier l’astrologie, la cybernétique et la télépathie. Leurs réponses sont encore plus énigmatiques que les questions.
Les résultats de leurs investigations ne sont jamais contrôlés par les faits. Tout est subordonné à la cohérence de leur discours. Et si l’univers ne cadre pas dans leur théorie, tant pis pour l’univers, qui est alors banni dans l’appendice du livre.
Ensuite ils font une distinction entre ceux qui appréhendent le « vrai monde » et les hérétiques ou les ignares qui doivent être convertis ou initiés à la seule et vraie doctrine. Leur vision globale tourne à la prophétie. Ils lancent un avertissement à l’adresse d’une humanité qui est à la dérive. Mais, en s’insurgeant contre cette société qu’ils veulent sauver, ils s’excluent eux-mêmes. Ils inventent un nouveau langage réconciliateur, mais leur prosélytisme ne leur attire que de la risée. Leur zèle missionnaire les incite à prendre un ton pontifiant, qui prend une dimension d’autant plus tragique lorsqu’ils boudent entre leurs quatre murs, désespérément seuls dans leur système totalitaire. Et lorsqu’ils parviennent à se découvrir des adeptes, l’entente est de courte durée car chacun garde jalousement sa vérité pour soi.
Cinquième phase : la réconciliation
De guerre lasse, les morophoses finissent par ne plus se donner la peine d’argumenter leurs assertions. Ils se contentent de les émettre à titre de témoignages. Dans un débat, ils ont imbattables car au lieu de répondre aux questions, ils saisissent chaque occasion leur permettant de clamer leurs idées. D’aucuns ont même sur eux une liste avec les réponses aux cents questions les plus fréquemment posées.
Enfin, nous touchons là à la principale caractéristique de la morosophie : le morosophe parvient à mener une existence normale tout en se consacrant corps et âme à une théorie absurde. Il a domestiqué l’idiotie dans un fantasme, grâce à laquelle il peut se sauver dans la vie. Son originalité réside dans le fait qu’il parvient à vivre dans deux mondes, ayant chacun sa propre logique, et à louvoyer – avec une étonnante aisance – entre le monde magique et le monde soi-disant normal.
Signes extérieurs
Autant les morosophes ne parlent que rarement de leurs convictions intimes dans le cadre de leurs activités professionnelles, autant ils parlent avec emphase de leurs étranges vécus en dehors de leur travail.
Il en est qui, durant leurs loisirs, se mettent dans la peau de Dieu le Père. Affublés d’une barbe blanche et d’une ample robe longue, ils déambulent en gesticulant solennellement dans leur maison plongée dans l’obscurité et jonchée de schémas, lettres officielles, drapeaux et autres objets liturgiques qui témoignent de leur dévotion à l’Idée Universelle.
Il en est d’autres qui optent pour une approche plus ludique. C’est par exemple le cas de Klaas Dijkstra qui, dans sa « maison » dans les dunes, explique à un comité de femmes chrétiennes sa théorie à l’aide d’une maquette de boue de sa fabrication, théorie selon laquelle la terre est plate, tout en sirotant un sherry et en brandissant une baguette de maître d’école.
Iman Wilkens a non seulement tissé tout un système de connaissances encyclopédiques autour de son fantasme, mais aussi organisé sa vie en fonction de celui-ci. Il a quitté Paris pour s’établir en Zélande et navigue, à bord de son bateau à voile, à travers les décors de l’Iliade et de l’Odyssée.
Tôt ou tard, les morosophes parviennent à coucher leurs fantasmes sur le papier. Contrairement aux fous que l’on enferme ou qu’on bourre de tranquillisants, les morosophes vivent en liberté et trouvent même le moyen de faire publier leurs ouvrages. Ceci témoigne d’une certaine sociabilité, même s’il est vrai qu’ils préfèrent toujours publier leurs ouvrages à compte d’auteur. Les morosophes sont donc souvent des gens qui ont à la fois du temps et de l’argent, c’est-à-dire des fonctionnaires à la retraite ou des rentiers. Nombre de morosophes ont aussi un titre académique, ce qui étayerait la thèse de Tchekhov selon laquelle « l’université développe tous les dons de l’homme, entre autres la stupidité. »
Tout comme dans le monde scientifique « régulier », les rôles dans le monde scientifique « irrégulier » sont déterminés culturellement. Les morosophes sont généralement des hommes ; les femmes s’intéressant davantage aux théories New Age, au spiritisme, à la glossolalie ou au mysticisme.
Un univers parallèle
Les théories morosophiques ne répondent à aucun critère scientifique et ne sont d’aucune utilité pratique. Si les morosophes s’intéressent à la science, c’est purement pour alimenter leur imagination. Libres de tout bagage empirique, ils pénètrent dans le monde de la science et de la technologie en se laissant uniquement guider par leur intuition. C’est ainsi qu’ils créent un univers parallèle dans lequel ils explorent et transgressent les frontières du possible. Ils s’aventurent dans le domaine du merveilleux et du monstrueux et nous font entrevoir un monde qui, comme celui des contes de fées et des bandes dessinées, échappe à l’emprise des hommes de science. La morosophie est la science au pays de Merveilles.
Les morosophes sont les spectres de la science qui nous confrontent à la stupidité d’où ont jailli toutes nos connaissances et autres conneries. Dans leurs théories, nous reconnaissons les utopies injustifiées, l’entêtement et les errements qui sont à la fois le tourment et le moteur de la science traditionnelle, car la science n’est rien d’autre que l’histoire des stupidités corrigées. La connaissance est le fruit d’un éternel combat avec soi-même.
À ce stade, les routes de l’homme de science et du morosophe se séparent car le morosophe veut à tout prix avoir raison, même si les faits démontrent pertinemment qu’il a tort. Contrairement à l’homme de science qui se sert de sa théorie pour mieux comprendre le monde, le morosophe prend le monde à l’appui de ses théories. De par leur attitude, les morosophes nous confrontent au danger qu’implique le fait de ne prendre en considération que ce qui cadre dans notre raisonnement.
À l’instar de l’art et de la religion, la morosophie ne cherche nullement à accroître ou affiner notre connaissance du monde par le biais de nouvelles observations ou interprétations. Mais à l’encontre de la religion qui prêche et perpétue la tradition, les morosophes font table rase de l’histoire pour commencer à zéro, comme les artistes modernes.
Le moral
En principe chacun est forcé, tôt ou tard, de manière ou d’autre, de se réconcilier avec l’idiotie de la vie. La plupart des hommes recourt à la religion, new-age, le football, des conversations avec le chat. Mais les morosophes ont inventé une théorie originale, et c’est pour cela qu’ils méritent un livre.
On ne peut pas échapper à sa stupidité. Toute notre connaissance n’est que de la morosophie. Et parce que c’est impossible d’éviter la stupidité, il vaut mieux la célébrer.
Personne n’est assez intelligent pour comprendre sa propre stupidité. Mais ce n’est pas un argument pour succomber au désespoir. Si la stupidité est inévitable, il faut faire de sa stupidité une stupidité personnelle et unique. Si on tombe, il faut tomber avec une chanson sur les lèvres. Quand on échoue, essayons d’échouer sur le niveau le plus haut possible.
Dans le cas idéal, on peut dire : la stupidité est mon fort.
Appendice : Quelques théories morosophiques…
La théorie de Ottenhoff :
Les réserves mondiales de pétrole et de gaz naturel sont le produit des milliards de gens qui sont décédés durant l’ère glaciaire. Autrement dit, lorsque vous roulez aujourd’hui en voiture, ce n’est pas un tigre mais vos ancêtres que vous mettez dans votre moteur.
Théories historiques :
Les Hollandais descendent des Troyens.
Les Hollandais sont les descendants de Noé.
La Frise est le berceau de la culture universelle.
La Frise n’est pas aux Pays-Bas, mais dans le Nord de la France. La théorie d’Albert Delahaye :
> La mer du Nord s’étend à l’est des Pays-Bas, la Zuiderzee (la mer du Sud) à l’ouest ; et l’Escaut occidental au sud de l’Escaut oriental. Pour interpréter correctement les livres d’histoire, il faut tourner la rose des vents d’un quart de tour vers la gauche.
> Du IVe au IXe siècle, les Pays-Bas étaient submergés par les eaux.
> Au IXe siècle, les Frisons ont fui vers le nord, emmenant dans leurs bagages une foule de toponymes et d’hydronymes de leur région d’origine la Flandre française. C’est ainsi que Brême est dérivé de Bremia (l’actuel Brêmes-les-Ardres, Pas-de-Calais), Hambourg de Hammaburg (l’actuel Hames-Boucres, Pas-de-Calais, France). Lockia n’est pas le Lek, mais Le Locquin. Colonia n’est pas Cologne mais Coulogne près de Calais. Boniface n’a pas été assassiné à Dokkum, mais à Dockinchirica, c’est-à-dire Dunkerque.
> Conclusion : jusqu’en l’an 900, l’histoire des Pays-Bas s’est déroulée dans le Nord de la France. Delahaye est d’ailleurs citoyen d’honneur de plusieurs communes de cette région.
La théorie de Bart Huges :
Lorsque l’homo erectus s’est mis à marcher uniquement sur ses jambes, la pression dans sa boîte crânienne s’est soudain amenuisée. Sous l’effet de l’attraction terrestre, son sang s’est mis à confluer plutôt vers le bas de son corps. C’est ce phénomène qui est à l’origine des dépressions et névroses.
Huges était convaincu de pouvoir restaurer la faculté d’expansion de ses méninges en pratiquant un trou dans son crâne à l’aide d’une perceuse électrique. Après avoir été trépané, Huges a eu l’impression d’être redevenu un gamin de quatorze ans. Selon lui, ce troisième œil était parvenu à restaurer la pression dans sa tête et à augmenter consécutivement sa vigilance et sa réceptivité.
Depuis, Huges distingue quatre catégories de personnes :
1] Les adultes comme vous et moi, c.-à-d. les hypnoïdes qui, abrutis par le travail, ne se doutent même pas qu’il a existé d’autres états de conscience que le leur.
2] Ceux qui dans leur jeunesse sont tombés sur la tête et ont depuis un troisième œil. Autrement dit, les gens qui, comme les gens créatifs, les curés et les artistes, sont un peu fêlés.
3] Les adultes trépanés, qui comme lui, ont découvert la Lumière.
4] Les gens à quatre yeux, qui dans leur jeunesse sont tombés sur leur tête, mais ne s’en souvenant pas, ont acheté une perceuse, foré un petit trou dans leur crâne, mais ne constatent, hélas, aucune différence.
Capita Selecta extraits de :
Morosofie
Aux éditions Em. Querido’s Uitgeverij BV, Amsterdam 2001
Copyright © by Matthijs van Boxsel
ISBN 90-214-5352-5
www.querido.nl
batafysica@xs4all.nl